jeudi 5 décembre 2019

Du côté de chez Godard : l'opéra Dante !


L’opéra en quatre actes de Benjamin Godard (1849-1895), Dante, est créé à l’Opéra Comique (place du Châtelet), le 13 mai 1890. On connaît bien à présent Benjamin Godard, doué d’un vrai sens dramatique, d’une rare intelligence structurelle dont les développements ne sont jamais gratuits (en cela un Liszt à la française) ; il est l’élève du symphoniste – récemment révélé : Napoléon Henri Reber. Malgré ses dons incontestables, il échoue deux fois au Prix de Rome, or après la ruine paternelle, il doit gagner sa vie comme… compositeur. Un rythme effréné de compositions le motive alors pour affirmer sa place dans le milieu parisien. Emule de Beethoven, Schumann, Mendelssohn, le “germaniste Godard se targauit de n’avoir jamais ouvert de partition de Wagner (selon Bruneau, un rien partial). Dans la décennie 1888 où s’impose le wagnérisme, Godard cultive une esthétique à rebours, schumanienne et beethovénienne, qui passe alors pour “réactionnaire”. Un nostalgique décalé dont le profil maigre, l’air d’un ermite possédé ne laissait pas ses contemporains indifférents : “il passait dans la rue, raidissant sa grande taille, portant haut la tête et dardant un regard fixe, ainsi que certains jeunes prêtres angoissés, torturés. Sa démarche automatique, ses geste saccadés, sa maigre silhouette, sa figure osseuse et ravagée où poussait une barbe rare, ses cheveux drus s’échappant du chapeau, faisaient se retourner les promeneurs, intéressés et inquiétés à la fois par ce singulier homme sombre” ainsi que le décrit dans un élan romanesque Alfred Bruneau dans Gil Blas, 11 janvier 1895).
Proche de la simplicité et de l’évidence mozartienne, prônée par Gounod, Godard affirme un tempérament nettement original qui allie finesse, sens de l’architecture, efficacité dramatique, séduction mélodique. En cela il fut immédiatement admiré par Massenet qui citait Le Tasse comme un sommet dramatique à redécouvrir (d’autant que la partition complète pour orchestre, signalée comme perdue, vient d’être redécouverte au USA). Le Tasse demeure l’un des plus grands succès de Godard en 1878 (commande de la Ville de Paris, comme Le Paradis Perdu, fresque académique, un rien compassée et mièvre de son contemporain Théodore Dubois.
Mort très jeune, à 46 ans,

Solitaire et mélancolique, Godard, Schumann à la française


Godard dédicace sa partition au maître Ambroise Thomas (à sa Françoise de Rimini, insuccès de 1882). Si Thomas évoque surtout les Enfers et le pardon permis par l’amour de Béatrice, l’opéra de Godard porte bien son nom : il interroge plutôt l’homme et le poète florentin du XIIIème dans son époque (sur fond de guerre des Guelfes contre les Gibelins) ; Guelfe blanc, le poète s’est montré ardent défenseur pour un démocratie laïque, résistant contre le Pape, soutenant plutôt l’Empereur. Dans l’opéra de Godard, le héros admirable est restitué dans sa vie intime ; y paraissent les deux figures de femmes complémentaires et rivales : Gemma l’épousée écartée et Béatrice, l’aimée idôlatrée. La création poétique la plus significative de Godard dans Dante, reste au III, une évocation synthétique qui renouvelle le genre des évocations infernales et fantastiques (d’où le culte de Godard pour Schumann et ses oratorios et mélodrames dont Manfred entre autres) : Apparition de Virgile, Chœur de Damnés, Tourbillon infernal, Divine Clarté et Apothéose de Béatrice. C’est une “Vision” (celle du rêve de Dante), d’un caractère poétique proche de la musique pure où le génie de Godard, dramaturge, allusif et subtil, s’affirme entre Gounod et Massenet. Le tableau infernal et fantastique s’ouvre par l’apparition rêvée de Virgile, passeur vers l’au-delà… Joncières réservé, y distingue nettement dans le fracas de l’orchestre, les hurlements des damnés (en l’occurrence, les cris des âmes condamnée d’Ugolin, de Francesca et Paolo), comme les silhouettes grimaçantes des Jugements Derniers de Michel-Ange ou Tintoret (des accents plus ennuyeux que saisissants).
Sur les traces des germaniques, et aussi de Berlioz, le compositeur poète imagine dans le sillon de Dante, le parcours hallucinant de l’élu, auquel il est permis après le Christ de descendre jusqu’aux Enfers (comme Orphée), puis invité à gravir les cimes montagneuses du Purgatoire jusqu’au Paradis où la vision poétique peut embrasser le vaste paysage qui s’y déroule à la mesure du cosmos insondable, impénétrable, mystérieux. Comme d’habitude les historiens attribuent aux moyens de la création, un effet détestable à l’audience, soulignant les imperfections ou les manques de tel interprète, l’indigence ou l’imbécilité crasse des scénographes, ou l’indisposition du chef… autant de critères incontrôlables aujourd’hui, mais auquel l’écoute contemporaine pourra apporter confirmation ou démenti : la juste valeur de la partition de Dante. Avec Dante qui au IVè acte voit la mort de Béatrice, et la lyre tragique étendre son empire, c’est toute l’introspection langoureuse et “étrange” de Godard qui s’exprime, totalement incomprise à son époque. Mais alors, Godard serait-il le Schumann français de cette fin du XIXè ? Eugène de Solenière en témoigne à sa façon (Notules et impressions musicales, 1902) , soulignant combien atypique et solitaire, hanté par la mort (comme Robert), Godard rete un auteur méconnu, aussi ténébreux, mélancolique (Bruneau) que Dubois fut solaire et académique : “… il était un rêveur, un romantique attardé, un émotionnel intérieur avec des naïvetés expressives et ce qu’on pourrait appeler des pudeurs d’écriture ; il avait la sincérité de sentiments simples, la franchise d’une pensée claire en ses inquiétudes de nerveux pessimiste”.
A la création, La créatrice du Roi d’Ys, Cécile Simmonet écorche le rôle trop haut pour elle de Béatrice ; et l’orchestre, critiqué comme désordonné et hystérique atténue le succès de l’ouvrage. D’autant que les voix s’élèvent contre l’instrumentation et les couleurs de l’orchestre trop scintillant voire anecdotique qui manquait surtout de “grandeur” comme de souffle.

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